Un point de vue actuel sur la psychanalyse
Sébastien Dupont, L’Auto-destruction du mouvement psychanalytique, Gallimard, 2014
« La Maison du docteur Edwardes », film d’Alfred Hitchcock, sorti en 1945
Le point de vue d’un thérapeute de notre temps nous oblige .
Le questionnement ardent de Sébastien Dupont sur la psychanalyse aujourd’hui en France donne l’occasion, non seulement de faire un « état des lieux » , mais de découvrir la façon dont l’action des générations précédentes a été perçue. Souvenons-nous : les médecins d’avant-guerre à qui l’émissaire de Freud, Eugénie Sokolnicka, venait présenter la ‘ jeune science ‘, ne répondirent-ils pas que « la psychanalyse [ était ] contraire au génie latin » ? ( cf. Alain de Mijolla, Freud et la France, 1885-1945, PUF, 2010 )
Il revenait aux générations suivantes de porter un autre regard sur elle et de rendre ce dernier pérenne.
Les attaques, les polémiques de ces quinze dernières années contre la psychanalyse, dans les medias comme dans les publications de tous ordres, montre que l’interpellation de l’auteur n’est pas oiseuse ; ce dernier se questionne à bon droit sur la pratique, la théorie et l’organisation que ses maîtres lui ont laissées. Un chaos ?
Deux lignes de force apparaissent, dans cette lettre ouverte qui sonne comme un appel
— 1. La société dans laquelle évolue la psychanalyse,
— 2. La nature de la psychanalyse.
- SOCIETE
Toutes choses ne restant jamais en l’état, il est évident que la société où la psychanalyse d’après-guerre est née a profondément changé ; c’était encore celle du début du XXème siècle, de Bergson et de Proust, de l’Etat-nation, de la planète intacte et de la Littérature. Cette vision informait encore la perception de la psychanalyse que les Lumières du XVIIIème siècle, la révolution des sciences et, parmi elles, le renouveau de la psychiatrie, avaient charriée. Le changement de monde, global, géopolitiquement chambardé, technologiquement bouleversé, auquel nous avons assisté ces dernières décennies, a rendu comme méconnaissables nos présupposés, nos objectifs et nos perspectives mêmes.
Comment la psychanalyse aurait-elle pu s’y retrouver intacte ?
Pour résumer les critiques, voire les griefs avancés par l’auteur, les sociétés comme les praticiens de la psychanalyse auraient fort mal répondu aux attaques dont ils faisaient l’objet.
Des signes de déclin se sont fait jour, montrant une inaptitude à communiquer avec la société,
— aucun représentant légitime n’a pu se faire le porte-parole crédible de la profession,
–une conception idéalisée, voire à relents religieux, semble ordonner l’activité, devenue sectaire,
–un affaiblissement théorique et scientifique est patent…
Sébastien Dupont en appelle alors à un « mandat social », véritable pierre d’achoppement de la place, aujourd’hui, de la psychanalyse dans le monde.
Ces blâmes ne sont pas douteux : un vain spectacle de diatribes a occupé les journaux et les ondes, qui n’ôte rien à la valeur de la psychanalyse, disons-le, mais ne lui ressemble guère…comme ne lui ressemble en rien la traduction des œuvres de Freud en 2003, patronnée par Jean Laplanche lui-même, et dont le résultat, un étrange charabia, aujourd’hui paru « en Poche » pour servir aux nouveaux étudiants, inquiète :
Quelle décadence, au cœur même du verbe !
Quelles conséquences pour les jeunes néophytes ?
- NATURE. Pour sortir de l’ornière, il nous semble qu’il faut revenir à la nature de la psychanalyse,
— à la fois une thérapeutique et un art , ( cf. S.de Mijolla-Mellor, citée par S.Dupont, page 165),
— une pratique dans le monde et un exercice isolé, ( cf.Bion, pour qui la peur préside nécessairement à la rencontre patient-thérapeute, in Entretiens psychanalytiques, Gallimard, 1980 )
— une « théorie, une méthode et un traitement » ( article Freud, 1899) uniques, nous allons tenter de le montrer, théorie qui ne saurait être appréhendée comme « une théorie parmi d’autres » ( S.Dupont, page 35).
En résumant, en conclusion, les éléments fondamentaux de la psychanalyse, l’auteur cite
— la thérapie de référence fondée sur la parole, au contraire des « pharmaco-thérapies et rééducations psycho-sociales »,
— sa force d’attraction pour les autres pratiques,
— son corpus théorique, au sein duquel le « conflit » tient le rôle princeps.
De notre point de vue, ici l’auteur manque son objet.
La découverte, la révélation, en son temps scandaleuse, de la psychanalyse, et qui ne pouvait en faire « une théorie parmi d’autres », c’était celle de l’Inconscient . En cela, elle était l’héritière du Romantisme allemand ( Schiller, Heine, Börne , ) de l’essor de la littérature au XIXème siècle comme des sciences psychologiques ( Janet, Charcot ), en se situant à leur croisement.
Bion ne compare-t-il pas ce moment à la profanation, « courageuse » selon lui, du séjour des morts, pour les Anciens ? C’est au prix d’une transgression que le neurologue Freud s’était aventuré dans ces parages, comme un nouvel Howard Carter, découvrant la tombe de Toutânkhamon et s’attirant la malédiction des vivants !
Une métaphore contemporaine fut produite par Marcel Proust, quand, dans une entreprise littéraire où la Littérature brillait sans doute de ses derniers feux, il en découvrit « l’arrachement » à la réalité banale, la compara à une lecture hiéroglyphique des perceptions et sensations, telle une descente périlleuse dans les profondeurs de l’âme, où nul, d’ordinaire, ne va ( cf. Le Temps Retrouvé, voir infra, prochainement).
La psychanalyse est ce périple, ce voyage régressif librement consenti et nécessitant un cadre clôturé, tout comme la vocation littéraire authentique, pour quitter les états de conscience et tenter de s’approcher de l’Imaginaire : là gît la réalité psychique véritable, obéissant à une autre logique, et informant l’univers conscient à son insu. Non seulement il ne s’agit pas d’une « idéalisation », ni d’un « fétichisme », mais il s’agit d’une révolution ; que les fils et petits-fils de Freud n’aient pas su en faire une victoire permanente, c’est ce qui semble.
Tel fut le legs des siècles passés et du « Monde d’hier », pour reprendre le titre prophétique de Stefan Zweig, de Freud l’un des contemporains.
Mais aujourd’hui, plutôt que d’opposition, ne rêve-t-on pas de réconciliation avec la société , elle-même malmenée, de consensus, de dialogue et de «communication » véritable, à présent que tous les liens sociaux, un à un, se sont défaits ? Le conflit semble ouvert et insurmontable, et c’est bien d’une rupture qu’il est question.
Un dernier exemple en montrera la réalité : le commentaire, paru en 1980, de l’article de Freud, L’intérêt de la Psychanalyse (1913), par Paul-Laurent Assoun. Dans cet article, Freud se mettait en devoir de présenter sa « jeune science » aux autres, déjà constituées, pour indiquer insensiblement qu’elles ne pourraient plus jamais, désormais, se présenter comme avant.
La cause ? Son objet, l’Inconscient , comme le voit bien le commentateur qui, en son temps, fit du bruit.
« Mais qu’est-ce donc qui fonde ce modèle ? C’est au fond la proposition majeure et aporique sur laquelle s’édifie la psychanalyse, à savoir que la psychanalyse s’attelle à un inconnaissable, baptisé par Freud lui-même « chose en soi », qui n’est autre que l’inconscient. Cette tâche –dire l’inconscient—implique la mise en place d’un dispositif qui à la fois s’assure de sa différence, fondée sur la spécificité de son objet, et s’en tienne aux traces que laisse la « chose en soi » sur les champs où elle s’imprime. C’est ce rayonnement que suit et investit une rationalité en quête d’elle-même et, en quelque manière, de son impossible.
Dégager l’intérêt de la psychanalyse, ce n’est rien moins que repérer, en une série de prises de sens, les effets de savoir que la psychanalyse permet de lire, inclus dans les phénomènes les plus hétérogènes auxquels ils tiennent lieu d’alliage ou de revêtement.
Voilà finalement la tâche de Freud dans cet article : à travers ce modeste manifeste, il s’agit d’enseigner aux sciences qu’elles contiennent captives un effet de miroir de l’inconscient qui implique la psychanalyse dans leur objectivité même. Cela met aussi bien la psychanalyse dans l’étrange position de venir couver son œuf successivement dans le nid des autres sciences : politique du coucou, mais qui lui permet de s’assurer d’autant mieux de la propriété de son « enfant-problème », comme il l’appelait à l’origine.
Cerner l’intérêt qu’il présente pour les autre, c’est aussi bien, pour Freud, capter l’image de ce qu’il a produit. […]
Aussi bien ce texte, bien compris, recèle le « chiffre » de la psychanalyse comme savoir, entendons l’idée d’un savoir à la fois irréductiblement singulier et ouvert au point d’être déployable selon l’éventail de formes d’objets qui peuvent en épouser plastiquement la forme ».
( nos paragraphes et italiques )
Qu’en résulte-t-il pour l’avenir de la psychanalyse ? Que son objet est introuvable, étrange, selon les termes de P-L Assoun, et que sa complexite, moins compatible avec notre société « à deux dimensions », ou dite « en réseaux », peut désarçonner aussi bien les nouveaux que les anciens psychanalystes, qui ne trouvent plus de langage commun dans un monde désaffecté, désapparenté. « En somme », écrit Proust de la littérature, « cet art si compliqué est justement le seul art vivant ».
Pas de hasard dans la simultanéité et la coïncidence des écrits de l’analyste et de l’écrivain, à travers une conception où la dimension de profondeur, de déchiffrage est obligatoire, de complication selon Proust, de difficulté pourrait-on dire. Ni banalisation ni sacralisation.
Une difficulté qui, seule, peut ramener ce concept cher à Sébastien Dupont, la créativité perdue de la psychanalyse.
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