L’Armoire aux livres
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AUX SOURCES DE LA PSYCHANALYSE / L ‘ ORIGINE DE LA METHODE D’ASSOCIATION LIBRE
L’art de devenir un écrivain original en trois jours,
par Ludwig Börne Le Passeur / Cecofop, 1989.
( Illustration grâce à l’aimable concours des Amis du Père-Lachaise )
« Il existe des gens et des ouvrages qui se vantent d’enseigner la langue latine, grecque, française, en trois jours et même la comptabilité en trois heures. Mais le moyen de devenir un bon écrivain original en trois jours n’a pas encore été montré. Et pourtant, c’est si facile ! Il n’y a rien à apprendre mais seulement beaucoup à désapprendre, rien à savoir mais bien des choses à oublier.
Le monde est ainsi fait que les têtes des érudits ainsi que leurs œuvres ressemblent aux vieux manuscrits dont il faut d’abord gratter les insipides jacasseries d’un prétendu père de l’Eglise ou les gribouillis d’un moine pour arriver à un romain classique.
A chaque esprit humain appartiennent de belles pensées, et le monde étant recréé avec chaque homme, il s’ensuit aussi de nouvelles créations ; malheureusement, la vie et l’instruction les surchargent de choses inutiles.
Il est possible d’avoir une vue très exacte de cet état de choses si l’on réfléchit à ce qui suit. Nous reconnaissons dans leur vraie forme un animal, un fruit, une fleur : ils nous apparaissent tels qu’ils sont. Mais celui qui n’a connu que du pâté de perdrix, du jus de framboises et de l’essence de rose, aura-t-il une idée exacte de ce que peut être une perdrix, un buisson de framboises et une rose ?
Il en va de même avec la science, avec toutes les choses que nous concevons avec notre esprit et non avec nos sens. Elles nous sont présentées toutes prêtes et transformées, et nous n’apprenons pas à les connaître dans leur forme brute et dépouillée. L’opinion est la cuisine où toutes les vérités sont abattues, plumées, hachées et épicées.
Rien n’est un si grand défaut qu’un livre sans raison, comme certains qui ont un contenu mais sont dépourvus de point de vue. Il n’existe qu’un petit nombre d’écrivains originaux, et les meilleurs se distinguent d’autant moins qu’on cherche à faire une comparaison superficielle. L’ un rampe, un autre marche, un autre boîte, un autre danse, un autre conduit, un autre encore chevauche vers son but. Mais le but et le chemin sont pour tous communs.
Ce n’est que dans la solitude que nous viennent de grandes idées nouvelles ; mais comment atteindre à cette solitude ? On peut fuir les hommes et l’on se retrouve dans le marché bruyant des livres ; on peut jeter les livres mais comment éloigner de sa tête les connaissances traditionnnellles qui découlent de l’instruction ? Dans l’art de devenir ignorant, le véritable procédé, le plus utile et le plus parfait est celui d’une auto-éducation, mais c’est le plus rarement et le plus maladroitement qu’il est exercé. De même que parmi un million d’hommes, il n’existe que mille penseurs, ainsi parmi mille penseurs, il n’existe qu’un auto-penseur. Un peuple ressemble à présent à une bouillie dont la marmite est à l’origine de l’unité : quelque chose de ferme et de solide ne se trouve que dans le creuset de la plus basse couche du peuple et la bouillie reste bouillie, et la cuillère d’or qui en a extrait une bouchée n’a pas pour autant rompu les parentés, même si elle a éloigné les parents.
La véritable ambition scientifique n’est pas un voyage de Colomb, mais un voyage d’Ulysse. L’homme naît dans un pays étranger, vivre signifie chercher le pays natal, et penser signifie vivre. Mais la patrie des pensées est le cœur : c’est à cette source que celui qui veut boire frais doit puiser ; l’esprit n’est que le courant, les baptisés y sont établis et troublent l’eau par le lavage, le bain, le rouissage du lin et d’autres manipulations malpropres. L’esprit est le bras, le cœur est la volonté ; on peut créer la force, on peut l’intensifier et la façonner ; mais à quoi sert toute cette force sans le courage de l’utiliser ? Une honteuse lâcheté nous retient tous de penser. Il est une censure bien plus opprimante que celle des gouvernements, c’est celle de l’opinion publique, qui s’exerce sur nos productions intellectuelles. Ce n’est pas d’esprit mais de caractère dont manque la plupart des écrivains pour être mieux qu’ils ne sont. Cette faiblesse provient de la vanité. L’artiste, l’écrivain désire dominer et dépasser ses camarades ; mais pour dominer l’un, il faut se mettre à côté de lui, et pour dépasser l’autre, il faut marcher sur le même chemin que lui. C’est pourquoi les bons et les mauvais écrivains ont tant de choses en commun. Le mauvais se trouve tout entier dans le bon, ce dernier possède quelque chose de plus. Le bon va le même chemin que le mauvais, il va juste un peu plus loin.
Qui écoute la voix de son cœur à la place des bruits du marché, et a le courage de propager ce que lui enseigne son cœur, celui-là est toujours original. La sincérité est à la source de tout génie, et les hommes seraient plus intelligents s’ils étaient plus moraux.
Et voici la recette promise.
Prenez quelques feuilles de papier et écrivez pendant trois jours consécutifs, sans falsification ni hypocrisie, tout ce qui vous passe par la tête. Ecrivez ce que vous pensez de vous-même, de vos femmes, de la guerre des Turcs, de Goethe, du procès criminel de Fonk, du Jugement Dernier, de vos supérieurs, et les trois jours écoulés vous serez hors de vous d’émerveillement pour les nouvelles idées inouïes que vous aurez eues.
Voilà l’art de devenir un écrivain original en trois jours ! »
Psychanalyser, analyser le psychisme, ce fut d’abord faire oeuvre humaine, transformer le sort des hommes, rejoindre les aspirations des révolutionnaires du XVIIIème siècle.
Aux origines de la psychanalyse, un contemporain de Schiller, Ludwig Börne : coréligionnaire de Freud et grand admirateur de la France, il lui fournit « la méthode d’association libre », grâce au texte que nous publions ici.
« Comment devenir un écrivain original en trois jours » fut offert au jeune Freud par son père pour ses quatorze ans : on trouve là l’inspiration paternelle , l’intérêt pour ‘ l’écrivain ‘ non moins que pour son art, et la liberté créatrice à l’origine des idées nouvelles.