Eloge de l’imaginaire ( ou Inconscient )
‘L’Armoire aux livres’
Marcel Proust à 16 ans
Marcel Proust : Le Temps Retrouvé, in A la Recherche du Temps Perdu, Gallimard, Quarto, pp. 2284, 2285.
« La grandeur de l’art véritable, […] c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste.
Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune.
Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence, et l’habitude accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie.
En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’ « observer » , dont les apparences qu’ on observe ont besoin d’être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, qu’il nous fera suivre ».
( Nos italiques et nos paragraphes )
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Cette « réalité loin de laquelle nous vivons », qui a besoin d’être « péniblement déchiffrée », est pour Marcel Proust, tel un Champollion moderne, la révélation de toute une existence, l’aboutissement de son art.
Elle a partout été rapprochée de la réalité psychique inconsciente dévoilée et décrite par Freud. Les deux contemporains ne se connaissaient pas mais découvrent un territoire similaire par des chemins différents.
Ces deux contemporains, qui ne s’étaient jamais rencontrés, se rejoignirent éminemment sur le thème des abysses de l’esprit, où gît l’autre sens de nos pensées et de nos actions, selon d’autres critères et en vertu d’une logique originale et non sommaire .
L’art pour l’écrivain Proust, et, pour le neurologue Freud, la science novatrice des rêves ainsi que la libre association, libérant l’imagination, devaient conduire à de nouvelles contrées.
Pour l’un, on trouvait accès aux territoires inexplorés de l’âme humaine, pour l’autre on permettait de plus à l’âme, Psychè, de gagner en affranchissement, de changer.
On se trouvait à l’orée de la Première Guerre Mondiale, à la frontière du monde issu des Révolutions et du nôtre, où ces aperçus, tant en littérature qu’en sciences, se trouvent à la fois banalisés et quelque peu démonétisés…avant, peut-être, de retrouver des lettres de noblesse…